Penser le cinéma au prisme de l’enfance et l’enfance au prisme du cinéma: films, discours, théories (Paris, 4.-5. avril 2018)
Dès les débuts du cinéma, des critiques, des cinéphiles, des théoriciens et des cinéastes ébauchent la thèse, formulée en 1949 par André Bazin, selon laquelle il existerait des affinités électives entre enfance et cinéma. Bazin voit dans le cinéma le médium qui a pu, pour la première fois, nous rapprocher de l’enfant, dans sa différence essentielle vis-à-vis du monde des adultes, simplement en montrant ses mouvements, ses gestes et ses mimiques. Cette idée est déjà présente dès les années 1890 dans des publicités pour child pictures, qui présentent l’enfant comme spectacle et l’érigent en figure phare pour valoriser la nouveauté du cinéma, à savoir son réalisme (voir Vicky Lebeau, Childhood and Cinema). Béla Balázs y ajoute dans Der sichtbare Mensch (1924) une autre perspective, quand il se réfère au regard de l’enfant pour décrire le geste cinématographique même, le gros plan et le montage, ou plus précisément, l’intérêt que la caméra peut accorder aux détails, aux choses en soi, dissociées de leur fonction d’usage.
En parallèle à cette pensée phénoménologique, qui s’intéresse à l’enfance comme modèle paradigmatique d’un être-au-monde auquel le cinéma nous donne accès, la tradition psychanalytique a établi un modèle du spectateur de cinéma comme enfant, pour rendre compte du régime de croyance et de l’élaboration imaginaire que produit le cinéma. De leur côté, des cinéphiles – comme Serge Daney – ont aussi pensé le cinéma relativement à l’enfance, c’est-à-dire à leur propre enfance, mettant en lumière une relation intime entre la pensée du cinéma et le moment originaire de formation d’un rapport à ce médium ; ouvrant ainsi une réflexion sur le rôle du cinéma pendant l’enfance et sur le cinéma comme école alternative. L’enfance est le creuset de la cinéphilie, et c’est l’enfant (et les films vus dans l’enfance) qui revient quand le cinéphile va au cinéma.
Mais le regard de l’enfant n’est pas seulement celui du spectateur, c’est aussi celui du réalisateur : dans le cinéma d’avant-garde (on peut penser à Stan Brakhage, Jean Cocteau, Matthias Müller) comme dans le cinéma moderne (François Truffaut, Wim Wenders, Victor Erice, Ingmar Bergman, Abbas Kiarostami) le regard de l’enfant apparaît aussi comme un relais du réalisateur, pas seulement dans une démarche autobiographique mais aussi afin d’appréhender le geste cinématographique et l’expérience esthétique comme rapport au monde (voir Bettina Henzler, « Kino, Kindheit, Filmästhetik », in Kino und Kindheit, 2017).
Avec le colloque « Penser le cinéma au prisme de l’enfance et l’enfance au prisme du cinéma », qui se tiendra a Paris le 5 et 6 avril 2018, nous souhaitons réfléchir aux films eux-mêmes en même temps qu’aux discours cinéphiliques, théoriques, poïétiques et à leur ancrage dans des contextes historiques, culturels et idéologiques. Que disent-ils du cinéma, de l’enfance et du rapport de l’un à l’autre ? Comment l’enfance est-elle mise en scène, représentée et pensée au travers des films ? L’enfant, comme figure, comme acteur et comme spectateur, permet-il de penser le cinéma aujourd’hui ou de soutenir une approche spécifique dans les politiques d’éducation à l’image ?
Ce colloque succède à un premier symposium qui s’est tenu à Brême en 2016 (Internationales Bremer Symposium zum Film), dont il se veut complémentaire. Ce premier événement, organisé par l’université de Brême en coopération avec l’université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, a pris ces discours comme point de départ pour poser des questions plus générales sur la figure de l’enfant et l’enfant acteur au cinéma, sur l’enfance comme dimension de l’expérience créatrice et de l’expérience spectatorielle. Le présent colloque, organisé par l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 en coopération avec l’université de Brême, souhaite à présent cibler la recherche commune sur l’histoire et le fonctionnement de ces discours, et réfléchir sur leur valeur pour une pensée contemporaine du cinéma et de l’enfance.
Perrine Boutin et Emmanuel Siety
Université Paris 3
Bettina Henzler
Universität Bremen
Organisation : perrine.boutin@univ-paris3.fr Site de l'Université Paris 3
Thinking of cinema through the prism of childhood and of childhood through the prism of cinema: Films, discourses, theories (Paris, april 5-6th 2018)
Since the beginning of cinema, critics, cinephiles, theorists and film directors sketched the thesis, formulated in 1949 by André Bazin (in l’Ecran français 233, 19.12.1949), according to which there would be elective affinities between childhood and cinema. Bazin considers cinema as the first medium ever to have given us the opportunity to approach children, in their essential difference with regards to the adult world, simply by capturing their movements, gestures and mimics. This idea is already present, since the 1890s, when in advertisements for “child pictures” the child was introduced as a promise of entertainment and set up as a key figure to value the novelty of the cinema, namely its realism (see Vicky Lebeau, Childhood and Cinema, 2006). Béla Balázs adds another perspective in Der sichtbare Mensch (1924) when he refers to the child’s gaze in order to reflect the act of filming and in particular, the capacity of film to focus on details and objects regardless of their practical interest.
In addition to this phenomenological approach, which envisages childhood as a mode of being in and experiencing the world, the psychoanalytical tradition has also compared the cinema spectator to a child, in order to reflect on the psychological and emotional impact of cinema and on the way it addresses the imaginary. According to this tradition, the spectator believes what (s)he sees on screen during the time of the screening, like a child who cannot differentiate between reality and imagination. Moreover, cinephiles and film critics - as for example Serge Daney – linked their thinking about cinema to their own childhood, highlighting the autobiographical and formative aspect of the cinema experience: they reflected on the role of cinema in childhood, as an alternative to school. In this regard, childhood is a key to cinephilia, and it’s the child (and the films seen in childhood) that come back when the cinephile goes to cinema.
But the child’s gaze does not only refer to the spectator, it is also linked to the filmmaker: in avant-garde movies (by Stan Brakhage, Jean Cocteau, Matthias Müller among others) as in the modern cinema (by François Truffaut, Wim Wenders, Victor Erice, Ingmar Bergman, Abbas Kiarostami amoung others) the child’s gaze reflects the gaze of the director, not only in an autobiographical sense but also to address the gesture of filmmaking, as an aesthetic experience of the world.
With the symposium "Thinking about cinema through childhood and of childhood through cinema ", we wish to discuss movies, as well as the cinephile, theoretical and poetic discourses on childhood and cinema. How did films and discourses stage, represent and reflect on the relation between childhood and cinema? What are their historical, cultural and ideological contexts? How does cinema help us to think about childhood, and how does childhood help us to think about cinema? Does the child (as a figure, an actor and a spectator) still allow us to think about cinema today or to support a specific approach in the policies of film education? Or should we reformulate the relation of childhood and cinema, when facing the scientific historisation of childhood and considering the post-internet child of the 21st century?
This symposium succeeds and complements a symposium on childhood and cinema organised in Bremen in 2016 (International Bremen Film Conference). The first event, organized by Bremen University in cooperation with Sorbonne Nouvelle University Paris 3, took the discourses mentioned above as a starting point in order to ask more general questions on the aesthetics and mediality of childhood in film, focusing on the figure of the child and the child actor, the creative process and spectator’s experience (see the publications Bettina Henzler, Winfried Pauleit (Hg.): Kino und Kindheit, 2017 and Childhood, Cinema and Film Aesthetics, forthcoming). The present symposium, organized by Sorbonne Nouvelle University Paris 3, in cooperation with Bremen University, wishes to target a research on the history and the functioning of these discourses, and to think about their value for a contemporary reflection of the relation of cinema and childhood.
Perrine Boutin and Emmanuel Siety University of Sorbonne Nouvelle - Paris 3
Bettina Henzler Universität Bremen
Organisation : perrine.boutin@univ-paris3.fr Website
Programme
I. Thursday april the 5th - Maison de la recherche - 4 rue des Irlandais, 75005 Paris, Métro Place Monge (ligne 7) ou RER B arrêt Luxembourg
9h30-10h30 - Hervé Joubert-Laurencin - Andréa Bazin en proie à l‘enfance : des discours cinéphiles
10h30-11h30 - Antonio Somaini - Montage, langage intérieur, mentalité primitive : Eisenstein, Vygotsky, Lévy-Bruhl
Pause
12h-13h - Teresa Castro - Cinéma et enfance de la pensée : les origines du discours psychanalytique sur le spectateur
Pause
14h-15h - Emmanuel Siety - Le regard analytique au prisme de l’enfance : à partir de l’Homme ordinaire du cinéma de Jean-Louis Schefer
15h-16h - Pierre Gabaston - En vérité un film me révèle : l’entrée en relation par le cinéma
Pause
17h-18h30 - Table ronde de créateurs animée par Perrine Boutin Penser la création cinématographique aux regards de l’enfance Invités : Denis Gheerbrant, Claire Simon, Hélène Angel
19h-22h - cocktail puis projection au Studio des Ursulines - 10 rue des Ursulines, 75005
Programme de courts métrages inédit, introduit par Bettina Henzler:
La Première nuit, Georges Franju, France, noir et blanc, 1957, 21 minutes
Enfants des courants d’air, Edouard Luntz, France, noir et blanc, 1959, 24 minutes
Rentrée des classes, Jacques Rozier, France, noir et blanc, 1956, 24 minutes
La Récréation, Paul Carpita, France, noir et blanc, 1958, 16 minutes
II. Friday april the 6th - Maison de la recherche - 4 rue des Irlandais, 75005 Paris
9h30-10h30 - Bettina Henzler - Bouger, regarder, jouer partout et dans tous les sens : esthétique(s) de l'enfance dans le cinéma français des années cinquante
10h30-11h30 - Deborah Martin - The « becoming-child » of the spectator: the child-figure and disruptions to hegemonic visuality in recent Latin American film
Pause
12h-13h - Annette Kuhn - Quest narratives, filmic space and transitional phenomena : two films
Pause
14h-15h - Alain Bergala - Les espaces hétérotopiques de l’enfance au cinéma
15h-16h - Dork Zabunyan - Syrie, enfance, voyance
Exposés I Abstracts
André Bazin en proie à l‘enfance : des discours cinéphiles
André Bazin est très informé sur le sujet de l’enfance et du cinéma par profession. Instituteur de formation, assumant d’importantes responsabilités nationales dans l’éducation populaire, il est bien renseigné sur les expériences éducatives ou récréatives de son temps, et André Martin lui fait connaître la révolution du cinéma d’animation qui se détourne, autour de 1953, du rapt de l’enfance propre au cauchemar hypnotique disneyen mondialisé. Fort de cet ancrage dans la réalité du problème, Bazin peut se laisser embarquer par l’imaginaire théorique de l’enfance et devient, comme il le dit d’Orson Welles, un oxymorique « ogre en proie à l’enfance ».
Hervé Joubert-Laurencin est Professeur de cinéma à l’université de Paris Nanterre, où il codirige le centre de recherches en histoire des arts HAR. Outre le cinéma, il a beaucoup étudié l’œuvre de Pasolini, dont il est aussi l’un des traducteurs français. Il est actuellement chercheur au Cnrs (CRAL: Ehess) et il édite aux éditions Macula l’intégrale des écrits d’André Bazin, sur lequel il est par ailleurs en train de réaliser un film avec Marianne Dautrey.
Derniers ouvrages : Salò ou les 120 journées de Sodome, Paris, La Transparence, 2012 ; Quatre films de Hayao Miyazaki, Paris-Crisnée, Enfants de cinéma-Yellow Now, 2012 ; Le sommeil paradoxal. Écrits sur André Bazin, Montreuil, Éditions de l’œil, 2014 ; Accattone, scénario et dossier, 2 volumes, Paris, Éditions Macula, 2015
Montage, langage intérieur, mentalité primitive : Eisenstein, Vygotsky, Lévy-Bruhl
Dans mon intervention, je mais me concentrer sur l'analyse d'un texte d'Eisenstein de 1935 (« Film Form : New Problems » dans la version anglaise, il n'y a pas de traduction française complète de ce texte) dans lequel il élabore une théorie du montage qui fait référence à la théorie du « langage intérieur » de l'enfant de Vygotsky et aux écrits de Lévy-Bruhl sur la « mentalité primitive ». Je montrerai comment cette vision du montage s'insère dans le cadre plus général d'une « esthétique de la régression » qui voit dans la régression vers des stratifications profondes de l'histoire de l'individu et de l'histoire de la culture une stratégie finalisée à retrouver des formes expressives qui peuvent être réactivées dans le présent. On analysera ensuite certaines traces de cette vision du montage dans les films et les projets de films d'Eisenstein des années 1930 et 1940.
Antonio Somaini est professeur en études cinématographiques, études audiovisuelles et théorie des médias à l'Université Sorbonne Nouvelle Paris 3. Il est membre du Steering Committee du NECS (European Network for Cinema and Media Studies), et il a été fellow dans plusieurs centres de recherche en Allemagne: le ZfL (Zentrum für Literatur- und Kulturforschung) à Berlin en 2013, l'IKKM (International Research Center for Cultural Technologies and Media Philosophy) à Weimar en 2014-15, et Bild-Evidenz. History and Aesthetics à Berlin en 2017-18. Entre ses publications, les livres La Glass House de Sergueï Eisenstein. Cinématisme et architecture de verre (Editions B2, Paris, 2017), Cultura visuale. Immagini, sguardi, media, dispositivi (Einaudi, Turin, 2016), Ejzenštejn. Il cinema, le arti, il montaggio (Einaudi, Turin, 2011). Il a dirigé ou codirigé des éditions de textes de Walter Benjamin, Sergueï Eisenstein, László Moholy-Nagy et Dziga Vertov en français, anglais et italien, dont la nouvelle édition française des écrits de Dziga Vertov: Le Ciné-Œil de la révolution. Écrits sur le cinéma, dir. par F. Albera, A. Somaini, I. Tcherneva, Les Presses du Réel / Österreichisches Filmmuseum, Collection Médias / Théories, Dijon 2018 (à paraître)
Cinéma et enfance de la pensée : les origines du discours psychanalytique sur le spectateur
Lors de la première moitié du XXème siècle, le fou, le « primitif » et l’enfant incarnent aux yeux de savants issus de différents horizons disciplinaires une forme d’altérité de la raison. Lors de cet exposé, je discuterai de la façon dont le cinéma a été imaginé par une certaine tradition théorique comme un médium capable de ranimer chez le spectateur une forme d’enfance de la pensée. En effet, bien avant que des théories d’inspiration psychanalytique reprennent cet argument dans les années 1970, différents auteurs (de Vachel Lindsay à Edgar Morin) se sont intéressés à la façon dont les films et la situation particulière du spectateur cinématographique constituent une sorte de retour en enfance. En s’appuyant à la fois sur des textes et des exemples filmiques, cette communication essayera de passer en revue cette histoire, en travaillant notamment les liens entre « enfance du cinéma » et « enfance de la pensée ».
Teresa Castro est maître de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Ancienne chercheuse post-doctorante au musée du Quai Branly et au Max Planck Institute for the History of Science de Berlin, elle a publié La Pensée cartographique des images. Cinéma et culture visuelle (Lyon, Aléas, 2011) et co-dirigé, avec Maria do Carmo Piçarra, (Re)imagining African Independence : Film, Visual Arts and the Fall of the Portuguese Empire (Oxford, Peter Lang, 2017). Sa recherche actuelle porte sur les liens entre cinéma, pensée primitive et animisme.
Le regard analytique au prisme de l’enfance : à partir de l’Homme ordinaire du cinéma de Jean-Louis Schefer
L’état de conscience propre à l’enfant a souvent été perçu ou fantasmé par les artistes comme un état de grâce en termes de réceptivité et d’inventivité, un Paradis perdu de l’ouverture sensible avec lequel l’artiste aurait justement le privilège d’avoir su renouer à l’âge adulte, ou qu’il aurait toujours maintenu vif en lui. Qu’en est-il du spectateur actif ? Du spectateur inventif, créatif ? pensif ? Ne doit-il pas lui aussi, en miroir, entretenir avec l’enfance (en tant que disposition et en tant que patrimoine personnel) un rapport singulier ? En juxtaposant micro-analyses de fragments de films et plongées dans un noyau originaire de conscience lié à sa propre enfance, le livre de Jean Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, publié en 1980, rebattait soudain toutes les cartes d’une pensée quelque peu figée de la relation entre un regard adulte et une expérience d’enfant. Cette communication propose de réfléchir à la condition du spectateur-analyste de films à partir de ce texte à la fois radicalement idiosyncrasique et infiniment suggestif.
Emmanuel Siety est maître de conférences en esthétique du cinéma à l'université Sorbonne Nouvelle et membre de l’Institut de recherches en cinéma et audiovisuel (Ircav). Il est l'auteur de Le Plan, au commencement du cinéma (Cahiers du cinéma / Scérén-CNDP, 2001), La Peur au cinéma (Cinémathèque française / Actes Sud Junior, 2006) et Fictions d'images (Presses universitaires de Rennes, 2009). Il a co-dirigé avec Priska Morrissey Filmer la peau (Presses universitaires de Rennes, 2017).
En vérité un film me révèle : l’entrée en relation par le cinéma
Enseignant auprès d’enfants souffrant de troubles du comportement et de la conduite (ancien label plus explicite). Âgés de six à douze ans. Enfants auxquels je montre pendant plus de quinze ans des films. Oasis, ces films, où eux et moi nous nous retrouvons régulièrement. Si je reste sensible à quelques paradoxes, pour stimuler la pensée, en voici un premier. Je décide d’offrir à mes élèves (c’est le terme qui convient) ce que le cinéma a de plus fortifiant et de plus cinématographique à leur proposer. Quelques films, seulement. Á leur portée, cela s’entend. Ainsi le génie de Chaplin, faut-il s’en persuader, opère à merveille quand je ne saurais leur parler de Samuel Beckett ou de Mark Rothko. Le pire serait d’entretenir des faux-semblants avec ces enfants. Faire ainsi le malin avec eux. Car voici le plus important : une œuvre entière, une séquence, une scène, jamais ne doit les abuser ; elle leur ferait prendre des vessies audio-visuelles pour des lanternes du septième art. Les éclairer, de la sorte, n’est pas une métaphore pratique. Clef de voûte de mon engagement auprès d’eux, plutôt. La mascarade ne peut avoir lieu.
S’opère alors un retournement, le plus inattendu pour moi. C’est le deuxième paradoxe. Eux, les énervés et réprouvés du système, m’auront appris à VOIR un film. Qu’est ce qui peut bien les passionner ? Ils exigent de voir et revoir un film, quand, tordus par leur inconscient, ils scrutent Nanouk ou le capitaine Wyatt s’efforçant de commander à la nature. Révélant par là, l’un et l’autre, leur propre nature. Je dois chercher. Or la réponse ne gît que dans le film, au cœur de ses formes. D’où l’importance de ses formes. Voilà bien ces configurations plastiques qui édifient l’imaginaire de mes élèves. Á moi de savoir les dégager peu à peu.
Pierre Gabaston est instituteur spécialisé puis professeur des écoles à la retraite. Il a été chargé de cours à Paris VIII de 1977 à 1996 et formateur au C.N.E.F.A.S.E.S (Centre National d’Etudes et de Formation pour l’Adaptation Scolaire et l’Education Spécialisée) de 1978 à 1988. Ouvrages et articles : « Du rayonnement de films dans une classe », Trafic n° 81, printemps 2012 Cinq Cahiers de notes sur… , (La Prisonnière du désert, Nanouk l’esquimau, Zéro de conduite, Les Aventures de Robin des bois, Le Petit fugitif), documents d’accompagnement pour les enseignants, Les enfants de cinéma. Rebelles sur grand écran (2008), Actes Sud Junior/La Cinémathèque française Rio Bravo (2006), col. Côté films, Yellow Now Riffs pour Melville (2010), ouvrage collectif dirigé avec Jacques Déniel, Yellow Now
Bouger, regarder, jouer partout et dans tous les sens : esthétique(s) de l'enfance dans le cinéma français des années cinquante
Vers la fin des années 1950 apparaît en France une série de courts métrages avec des enfants comme figures principales, dont quelques-uns peuvent être regardés comme des précurseurs de la Nouvelle Vague, notamment du film de François Truffaut Les quatre cents coups (voir le programme du jeudi soir). Ces films ne sont pas seulement remarquables pour la liberté avec laquelle ils traitent leur sujet, mais il expérimentent déjà une grande variété des esthétiques et des motifs qui seront liés à la mise en scène de l’enfance jusqu’à aujourd’hui et qui touchent des questions de temporalité et de mémoire, de la sensation et de la perception, de l’imagination et de l’espace. Je souhaite montrer que le « noyau dur » de ces esthétiques de l’enfance est le rapport du mouvement et du regard, représenté par les corps des enfants, qui bougent et regardent « dans tous les sens », qui semblent plutôt libres des logiques fonctionnelles, soit du monde adulte, soit des conventions de narration et de représentation filmique.
Ces figures d’enfants représentent donc un rapport « phénoménologique » au monde, comme Maurice Merleau-Ponty l’a décrit dans Phénoménologie de la perception (1945) avec la notion d’être-au-monde. De plus ces enfants, dans leur rapport au monde, reflètent aussi la forme de chaque film, ils fonctionnent comme des « médiateurs » de la mise en scène. L’enfant est le relais, semble-t-il, qui légitime l’expérimentation esthétique, et par qui le film « pense » sa propre posture. On peut donc lire ces films, comme une réflexion sur le rapport de l’enfance et le cinéma, qui se manifeste plus explicitement dans les figures de l’enfant spectateur dans le cinéma moderne.
Bettina Henzler travaille depuis 2006 comme chercheuse et maître de conférences à l’université de Brême (Universität Bremen, Allemagne), actuellement elle est responsable du projet de recherche sur l’esthétique du film et enfance (Filmästhetik und Kindheit), financé par la Deutsche Forschungsgemeinschaft. Elle a écrit sa thèse sur les contextes théoriques, historiques et pratiques de la transmission de cinéma, proposé par Alain Bergala dans L’hypothèse cinéma (Filmästhetik und Vermittlung, 2013). Depuis 2000 elle travaille aussi dans l’éducation à l’image, coopérant avec des institutions de cinéma en Allemagne et à l’étranger.
Publications en français et anglais : Learning from the cinema. International Perspectives on Film Education (Berlin, 2010, ed. avec Winfried Pauleit; Childhood, Cinema and Film Aesthetics (Berlin 2918, ed. Avec Winfried Pauleit); ’Education artistique’ ou ‚Medienkompetenz’. Sur des différences de l’éducation à l’image en France et en Allemagne. In: Philippe Bourdier et al. (eds.): Mise au point, Nr. 7.
The « becoming-child » of the spectator: the child-figure and disruptions to hegemonic visuality in recent Latin American film
Since the beginnings of film theory, attention has been given to the relationship between cinema’s specificity and the gaze – or other means of apprehending the world – proper to children. Drawing on Merleau-Ponty’s discussion of child life and consciousness, this paper argues that the child serves as a figure through which contemporary Latin American films experiment with cinematographic modes which work to undo the perspectivist viewing practices associated with the production of the Western, rational, masculine, and adult subject. Drawing on Claudia Castañeda’s understanding of the child in the modern cultural and scientific imaginary as a site for the disruption of subjective boundaries, it also shows how the child-figure is used in recent films as a means of subverting distinctions between on‐screen and off, between a rational, disembodied viewing subjectivity and its viewed object, between self and other.
In the work of prominent Latin American directors, including Lucrecia Martel (La ciénaga/The Swamp [2001] and La niña santa/The Holy Girl [2004], Albertina Carri, (La rabia/Anger [2008]) and Pedro González Rubio (Alamar [2009]), the tendencies to the slowing of time and the privileging of haptic visuality are associated with the creation of a child’s gaze and sensorium, and with a disruption of hegemonic ways of looking in cinema. Through their phenomenology, through experiments with time and visuality, and their attention to the peripheral and the detail, these films attempt to engage the viewer in a kind of ‘becoming‐child’ (Deleuze and Guattari), emphasizing the tactility and the lack of control or mastery which come with the kinds of immersive, slow, and non‐perspectival visual language the films create. Whilst watching films is always an experience of mobility or liminality, of the reinforcing and undoing of our boundaries, these films help us to see how these aspects of spectatorship may be intensified through the child‐film.
DEBORAH MARTIN specialises in Latin American film and culture. She is the author of two books: Painting, Literature and Film in Colombian Feminine Culture, and The Cinema of Lucrecia Martel. Her third book, Representations of the Child in Contemporary Latin American Cinema, is forthcoming.
Quest narratives, filmic space and transitional phenomena : two films
My paper opens up some questions for psychoanalytic film theory--in its Object-Relations (OR) rather than its Freudian or Lacanian aspect--by looking at two superficially very different films, only one of which is obviously ‘about’ childhood. The aim is to explore some ideas that seem to me to have potential for thinking at various levels about the ‘subjective-objective world’ of cinematic experience and about the relationship between cinema and childhood. For me the key OR concepts here have to be Donald Winnicott’s transitional phenomena and potential space, developed through his psychotherapeutic work with children. The Searchers (1956), a Hollywood western made at the tail end of the studio period, was directed by John Ford, stars John Wayne and is set in Ford’s beloved Monument Valley. What could be more ‘classical Hollywood’? On the other hand Where Is My Friend’s House?--an early (1987) film by Abbas Kiarostami--is far less well-known. Nonetheless, it is illuminating to compare the two, because they offer some telling points of similarity. Both are quest narratives, both quests have (apparently) clear goals, and both are plotted around a thematic and formal opposition--a back-and-forth movement--between a home base and the wide open spaces of an outside world. There is a mythic or fairytale quality to the plots of both films: their quests are elliptical and in plot terms repetitive, even circular, and both are full of retardations and redundancies. Both, too, are structured around travels between a ‘home’ base and an outside world; and in both cases, the outside world is an expanse that is, or appears to be, a desert. What can these two films tell us about childhood and cinema, and how can they help us think about cinema through the prism of childhood and about childhood through the prism of cinema?
Annette Kuhn is Emeritus Professor in Film Studies at Queen Mary University of London, a Fellow of the British Academy and a Member of the European Academy. Her books include Family Secrets: Acts of Memory and Imagination (Verso, 2002); An Everyday Magic: Cinema and Cultural Memory (I.B. Tauris, 2002); Ratcatcher (BFI, 2008); The Oxford Dictionary of Film Studies (co-written with Guy Westwell; Oxford University Press, 2012); and Little Madnesses: Winnicott, Transitional Phenomena and Cultural Experience (I.B. Tauris, 2013). Current interests centre around film history, cinema memory and the cinematic experience.
Les hétérotopies d’enfance au cinéma
C’est une des caractéristiques de l’enfance de « privatiser » des espaces mi-réels mi-imaginaires à l’intérieur de l’espace continu du monde des adultes. Ces espaces hétérotopiques, pour reprendre et déplacer l’expression de Michel Foucault, engagent la question du jeu et de ses règles, de la clôture décrétée, de la croyance, de la résistance à toute intrusion non consentie.
Le cinéma est doublement concerné dans cette affaire de création d’espaces « à part » et de frontière réel/imaginaire. Beaucoup de films centrés sur l’enfance travaillent ce type d’espaces en retrait, à la fois mentaux et creusés dans le réel, qui constituent des hétérotopies privées.
L’hétérotopie est souvent aussi une hétérochronie : dans cet espace privatisé et sacré, le temps est parfois nié au bénéfice du retour des absents et des morts. On esquissera le champ et l’analyse des hétérotopies d’enfance au cinéma à partir de quelques extraits de films.
Alain Bergala a été rédacteur en chef et directeur de collections aux Cahiers du cinéma. Il est l’auteur d’ouvrages consacrés à Godard, Rossellini, Bergman, Kiarostami, Buñuel … et à l’acte de création au cinéma. Il a réalisé plusieurs films pour le cinéma et la télévision. Conseiller cinéma auprès du Ministre de l'éducation nationale entre 2000 à 2002. Il a été Maître de conférences à Paris 3 Sorbonne nouvelle et enseignant à la Femis. Commissaire d’expositions : Correspondances Kiarostami Erice ; Brune Blonde ; Pasolini Roma.
Syrie, enfance, voyance
Depuis le printemps 2011, le collectif Abounaddara réalise des films qui portent sur la révolution syrienne, donnant à voir l'ensemble des participants à ce soulèvement qui s'est transformé à partir de 2012 en guerre totale. La figure de l'enfant revient de façon récurrente dans la production filmique du collectif : à travers elle, nous suivons les transformations de la révolution de son commencement à nos jours, avec le souci constant chez Abounaddara d'échapper aux mécanismes traditionnels de l'empathie et de la victimologie. Filmer dans la rue ou à l'école, en train de témoigner ou à l'écoute des protagonistes du conflit, nous découvrons une autre révolution à travers leur regard, une révolution dont les effets vont bien au-delà du seul territoire syrien.
Dork Zabunyan est professeur en études cinématographiques à l'université Paris 8. Il a notamment publié Les Cinémas de Gilles Deleuze (Bayard, 2011) et Foucault va au cinéma (avec Patrice Maniglier, Bayard, 2011, traduction anglaise, Foucault at the Movies, Columbia University Press, 2018). Il a dernièrement fait paraître L'insistance des luttes – Images, soulèvements, contre-révolutions (De l'incidence éditeur, 2016). Il prépare un essai sur les images de Donald Trump, dans le prolongement d'un premier texte paru récemment : « De quoi Donald Trump est-il l'image » (Trafic, n°102, été 2017).
Filme / Literatur
Balasz, Béla, Der sichtbare Mensch oder die Kultur des Films, Frankfurt, 2001 (Orig. 1924)
Barillet, Julie ; Heitz, Franco, L'enfant au cinéma, Arras Cedex, 2008
Bazin, André, « L'enfance et le cinéma. Des cailloux du petit poucet au chemin de la vie », in : L'écran français, Nr. 233, 19. Décembre 1949, S. 13-15
Bergala, Alain ; Bourgeois, Nathalie, Cet enfant de cinéma que nous avons été, Aix-en-Provence, Institut de l’Image, 1993, 244 p
Curtis, Scott, « Children, Crowds and the Education of Vision and Taste », in : The Shape of Spectatorship. Art, Science and Early Cinema in Germany, New York, Chichester, 2015
Henzler, Bettina ; Pauleit, Winfried (eds.) , Kino und Kindheit. Figur – Perspektive – Regie. Bremen, 2017
Kuhn, Annette, « Cinematic Experience, Film Space, and the Child’s World », in : Canadian Journal of Film Studies, Band 19, Ausgabe 2, 2010, S. 82–98, 2010
Lebeau, Vicky, Childhood and cinema, London, 2008
Livecchi, Nicolas, L’enfant acteur : De François Truffaut à Steven Spielberg et Jacques Doillon, Les Impressions Nouvelle, 2012
Lury, Karen, The child in film. Tears, fears and fairy tales, London, 2010
Lury, Karen, « The child on screen », Screen , Nr. 46 /3
Paigneau, Christian, L'odyssée de l'enfance. Enfance et narration au cinéma, Paris, 2010